Simone Weil, La condition ouvrière (1951) 9
leur était sympathique, et c'est toujours avec amitié qu'ils revoyaient «
la Ponote
1
»
. Ils ne l'ont pas oubliée. L'un d'entre eux, homme simple s'il en fut, lui garde une fidèleaffection ; un autre, rencontré il y a peu de temps, exprima ainsi ses regrets enapprenant sa mort :
«
Elle ne pouvait pas vivre, elle était trop instruite et elle nemangeait pas.
»
Cette double constatation caractérise bien Simone. D'une part uneactivité cérébrale intense et continue et d'autre part la négligence à peu près totale dela vie matérielle. Déséquilibre ne pouvant aboutir qu'à une mort prématurée
2
.
*
Quelle fut sa participation au mouvement syndical à cette époque
?
Nonseulement elle participa au cercle d'études de Saint-Étienne, mais elle l'aida à vivre enemployant à l'achat de livres sa prime d'agrégation qu'elle considérait comme unprivilège intolérable. Elle renforça la caisse de solidarité des mineurs, car elle avaitdécidé de vivre avec cinq francs par jour, prime allouée aux chômeurs du Puy. Ellemilita dans le syndicat des instituteurs de la Haute-Loire, où elle se rapprochait dugroupe de l'
«
École émancipée
»
. Au Puy, elle se mêla à une délégation de chômeurs,ce qui lui valut une belle campagne de presse et des ennuis avec son administration.Et, pardessus tout, elle mit au point, après maintes discussions avec des militants, sesréflexions sur l'évolution de la société dans un article paru dans la Révolutionprolétarienne d'août 1933, sous le titre général de
«
Perspectives
».
Cette étude –portant en sous-titre
«
Allons-nous
vers une révolution prolétarienne
»
– donne uneidée précise de ce que Simone entendait par socialisme qui est la
«
souveraineté économique des travailleurs et non pas celle de la machine bureaucratique et militaire de l'État
».
Le problème est de savoir si, l'organisation du travail étant cequ'elle est, les travailleurs vont vers cette souveraineté. Contrairement à une espècede credo révolutionnaire qui veut que la classe ouvrière soit la remplaçante ducapitalisme, Simone voit poindre une nouvelle forme d'oppression,
«
l'oppression aunom de la fonction
»
.
«
On ne voit pas, écrit-elle, comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d'unecaste bureaucratique.
»
Le danger de cette dictature bureaucratique s'est précisé depuis, ainsi qu'en témoigne Burnham dans son livre sur les managers. Cesconstatations d'une clairvoyance si pessimiste qu'elle craint qu'on les taxe dedéfaitisme sont-elles une raison de désespérer et d'abandonner la lutte
?
Pour elle, il n'en est pas question.
«
... Étant donné qu'une défaite risquerait d'anéantir, pour une période indéfinie, tout ce qui fait à nos yeux la valeur de la vie humaine, il est clairque nous devons lutter par tous les moyens qui nous semblent avoir une chancequelconque d'être efficaces.
»
Nul langage ne saurait être plus courageux.
1
Ponots et Ponotes, noms donnés aux habitants du Puy.
2
Mon mari rencontra il y a quelque temps un groupe important de nos anciens camarades mineurs.Il me raconta qu'ils furent « accablés » d'apprendre sa mort.
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